Sauvetage
Elle faisait sauter les crêpes tous les soirs où nous dormions chez elle et on se régalait de crêpes au sucre semoule et au jus de citron - les meilleures. Les dimanches où nous allions manger chez elle, elle préparait et arrangeait avec soin des crudités et des œufs durs sur un grand plat, il y avait un rôti sur le gaz dans la grande cocotte et elle préparait toujours pour l’accompagner les meilleures patates sautées de la terre.
Quelques années plus tard alors qu’elle ne cuisinait plus, quand c’est elle qui venait chez nous parfois les dimanches midis, elle critiquait immanquablement la cuisine de ma mère. Si cette dernière avait eu le malheur d’avoir préparé du lapin, ma grand-mère lui expliquait que elle, quand elle faisait un civet elle le faisait vraiment. En commençant par aller tuer le lapin au fond du jardin. Ca avait le don d’énerver ma mère mais c’était devenu si habituel, qu’avec ma sœur ça nous faisait bien rire.
Il y en a trois, l’un très vieux n’est plus à l’état de carnet, il ne reste du carnet de recettes de mon arrière grand-mère que des feuilles d’un petit cahier à grands carreaux, du papier à la fois jauni et noirci d’une écriture d’une autre époque. Certaines pages en sont très abimées, des lambeaux de papier ayant disparu. On ne peut qu’admirer la régularité de l’écriture. L’autre cahier est en meilleur état, il n’a plus sa couverture mais les pages à grands carreaux sont toujours reliées entre elles, l’écriture est datée elle aussi mais parfois moins facile à déchiffrer, elle est moins régulière d’une recette à l’autre et des encres différentes ont été utilisés tout au long du carnet. Le troisième est le mieux conservé, un carnet à la couverture noire où des coupures de journaux on été soigneusement collées, des papiers ont glissés entre les pages au fil des ans et des recettes manuscrites apparaissent de-ci de-là au fil des pages.
Ca faisait des années que j’avais récupéré ce trésor dans le tiroir du meuble en formica de sa cuisine. Elle ne cuisinait plus et je l’avais pris surtout pour éviter qu’il ne disparaisse ou que quelqu’un d’autre ne le rafle machinalement sans pour autant y attacher de l’importance. Je les avais soigneusement gardés dans une pochette en plastique dans un coin un peu oublié de mon bureau d’adolescente chez mes parents sans même avoir pris soin de les examiner avec attention. Une peur irrationnelle de les voir partir en lambeaux au premier feuilletage. Pourtant si je ne faisais rien, cette peur irrationnelle allait belle et bien devenir réelle et ces recettes soigneusement consignées ne seraient plus jamais cuisinées. Je ne savais pas trop quoi faire, aucune idée ne me semblait la bonne, toutes semblaient dénaturer la beauté de ce trésor. Finalement une idée à germée et je l’ai essayée sur un morceau de lambeau du plus vieux cahier : il a parfaitement supporté l’opération du coup toutes les feuilles ont été soigneusement plastifiées les unes après les autres. Je suis, je dois dire, plutôt content du résultat. Certaines feuilles déchirées apparaissent recollées et il faut y regarder de près pour voir la trace d’une déchirure. Ma première pensée en contemplant le résultat a été de me dire que ma grand-mère aurait adoré, elle aurait été je pense soulagée, ravie et heureuse que ces pages de carnet soient sauvées et conservées avec autant d’attention.
Maintenant que je peux les feuilleter sans limite je m’amuse à observer que certaines recettes sont écrites au dos de vieilles factures ou de cartes postales et la recette des madeleines au dos d’un buvard. Certaines recettes reviennent plusieurs fois, comme ce thon à la chartreuse (rien à voir avec la liqueur !) qui fait bien trois apparitions, ma grand-mère ayant pris soin de recopier plusieurs recettes que l’on peut déjà lire sur les feuillets de sa mère. Toutes les deux prenaient soin de préciser la date et le lieu où elles avaient écrit ces recettes et de qui elles les tenaient : le pain de foie date de 1934, la galette de pâque de 1925. Une autre époque : certaines des factures qui servent de support à ces recettes date d’un temps où les numéros de téléphone avaient trois chiffres. Dans le carnet de ma grand-mère se sont glissées des recettes écrites sur des feuilles volantes par d’autres gens, des cartes postales, des lettres, des coupures de presse et elle a pris soin de taper à la machine certaines recettes… Au milieu de ces feuilles il y a des recettes secrètes (ne cherchez pas, elles ne sont pas photographiées), des recettes qui ne seront jamais partagées, ni sur ce blog ni ailleurs. De toutes façons si je le faisais ma sœur engagerait un tueur à gage pour me faire disparaitre (et le blog avec). D’ailleurs parfois j’ai l’impression qu’elle lit ces pages pour vérifier que je ne vends pas la mèche. Elle veille au grain, croyez moi – je ne vous raconte pas le savon auquel j’ai eu droit quand j’ai partagé ici la recette de pâte à crêpes de ma mère.
Au milieu des recettes en livres quelques fois commentées d’un petit mot : « Succulent » ou « Gâteau exquis » quelques intrus se sont glissés comme la recette du savon. Et bien sur, la recette des patates rôties n’y est pas.
Après ça, on se dit que d’avoir un blog pour carnet de recettes c’est assez nul : ça n’aura jamais la beauté de ces pages calligraphiées.
Je vais aller acheter un nouveau carnet tiens…